dana hilliot<p>Test ultime : café terrasse cahier stylo - sans tabac.</p><p>(Vite : suçoter une pastille mentholée nicotinée quand même)</p><p>À la table derrière moi : un trio de gars autour de la soixantaine. L'un deux mène la danse - affable, à l'aise, de la gouaille et un ample lexique, une langue riche et vivante. Une figure locale si je saisis bien (par bribes). Les deux autres sont franchement à la traîne. Des gars de la ville, qui l'habitent depuis toujours et qui reconnaissent et saluent tous les passants.</p><p>Défilent les thématiques de l'agenda politique du moment : le racisme et l'écologie, sur le mode "c'était mieux avant" quand même. Y'a pas à dire, la ville, ici, c'était mieux avant. J'observe une nouvelle fois ces tentatives d'alignement. Maladroites, contradictoires, tordues. "Je ne suis pas raciste mais eux (the other others), le sont bien, racistes." (et de donner des exemples : ils ne se gênent pas pour parler arabe dans la rue, au téléphone, entre eux, devant "nous"). Mais, dans la foulée, une correction : "En même temps, si tout le monde se ressemblait, si tout le monde mangeait la même chose (sic), s'habillait de la même façon, on se ferait chier non ?". Puis : la saleté dans les rues (enchaînement irrésistible : des étrangers à la saleté dans les rues). Le leader avoue qu'il aime bien cette ville, mais un de ses comparses veut à tout prix se plaindre de l'herbe. "Y'a de l'herbe". "Ah. Moi l'herbe ne me dérange pas". "Oui mais sur les passages piétons à l'angle de la rue machin et de la rue machin, l'herbe pousse et pour les personnes âgées blablabla." "Oui, tu as raison. L'herbe sur les passages piétons." </p><p>Alignement, ré-alignement : il s'agit de trouver un accord, un consensus. Maintenant : "Ta fille elle est vraiment jolie. Tu as fait une jolie fille vraiment !" "Oui, mais faut voir la maman surtout" (dit le père, lequel effectivement n'a rien d'un Apollon, plutôt le genre usé par une vie de travail et de picole). Le leader insiste : "et elle parle bien, elle est à l'aise". L'autre, le père, un peu embarrassé (serait-il pas en train d'en vouloir à la vertu de ma fille ?), tente de conclure d'un définitif : "Oui, mais elle est très polie". "Ah oui, c'est vrai qu'elle est polie. Ses parents lui ont inculqué la politesse, ils l'ont bien élevé". L'honneur, vaguement mis en péril par sa beauté, est sauvé par la politesse. Alignement encore. Reproduction. On va s'en sortir encore une fois. Tomber d'accord. Et c'est ainsi que les valeurs circulent : parce qu'on veut avant tout tomber d'accord, consolider et affermir un "nous" plus fragile qu'il n'y paraît, il faut ramener les dissensus, fussent-ils à peine ébauchés, à la raison d'un moyen terme - ce moyen-terme se situant plutôt du côté de la droite radicale ces derniers temps. </p><p>Ça me rappelle cette conversation récente, au parc des étangs, avec ce type qui commençait à embrayer gentiment sur l'invasion du parc par les africains (noirs et maghrébins), avant de lâcher bizarrement, peut-être embarrassé par mon sourire dont il ne savait que penser, qu'il avait accepté la merguez qu'un de ces "inconvenant other" (Lauren Berlant), lui avait proposé tout à l'heure. Que la merguez était bonne - s'était-il senti obligé d'ajouter. </p><p>Sans doute faut-il préciser ici que dans les deux cas, à la table du café et sur le chemin au bord de l'étang, les locuteurs savaient qu'ils étaient entendus : le second, le promeneur, s'adressait à moi, les premiers devinaient que je pouvais, si je le souhaitais, les entendre. En cercle fermé, dans la privauté familiale, le vestiaire du club de foot ou de l'association des chasseurs du cru, on peut se lâcher. Faire moins de simagrées. Être plus radical dans l'entre-soi d'un "nous" plus assuré (tout le monde se connaît, on a grandi ensemble, il est fort à parier qu'on pense la même chose). </p><p>Dehors, en présence d'un inconnu, c'est plus incertain. Cet homme blanc à sa table qui écrit sur un cahier, il se pourrait bien qu'il soit de gauche. Écologiste. Pas raciste en tous cas. Ces gens-là existent. On en tient compte en amendant ses discours, en les lissant, les arrondissant. Ce voisin de café embarrasse aux entournures de la parole : que ça plaise ou non, puisqu'il nous écoute peut-être, il faut en tenir compte. Ajouter (comme un scrupule) : "L'herbe, moi ça ne me gène pas", et "Si on mangeait tous la même chose". </p><p>Dans une certaine mesure, les récits d'extrême droite n'existent qu'en fonction d'un discours contraire (ce pourquoi ils sont "réactionnaires"). C'est ce qu'Arlie Russell Hochschil (Stolen Pride. Loss, Shame, and the Rise of the Right (The New Press 2024) montre très bien en écoutant les Hillbillys du Kentucky. Il y a de l'envie, du ressentiment, et certain‧es savent bien qu'au fond ce "nous" crispé dont on se réclame n'est pas si évident qu'il y paraît - qu'il faut le construire, l'affirmer, le consolider, le faire exister. Qu'il n'est sans doute pas "joli" - qu'il est même laid. </p><p><a href="https://outsiderland.com/danahilliot/arlie-russell-hochschild-stolen-pride-loss-shame-and-the-rise-of-the-right/" rel="nofollow noopener" translate="no" target="_blank"><span class="invisible">https://</span><span class="ellipsis">outsiderland.com/danahilliot/a</span><span class="invisible">rlie-russell-hochschild-stolen-pride-loss-shame-and-the-rise-of-the-right/</span></a></p><p><a href="https://climatejustice.social/tags/FarRight" class="mention hashtag" rel="nofollow noopener" target="_blank">#<span>FarRight</span></a> <a href="https://climatejustice.social/tags/extremedroite" class="mention hashtag" rel="nofollow noopener" target="_blank">#<span>extremedroite</span></a></p>